Eldrin Valen
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La pluie avait lavé les toits du bourg, pas les âmes. Eldrin le comprit dès qu’il aperçut la foule : une houle de fourches et de torches, grondant comme un fleuve en crue.
Cette rumeur de haine, il l’avait mille fois croisée dans les chroniques : villes incendiées pour un soupçon de sorcellerie, foules cherchant un bouc émissaire quand l’ombre les dépasse. Mais rien n’égalait l’odeur âcre de peur et de colère qu’il respirait en cet instant. Lire est une chose ; vivre en est une autre.
Ah, la nature humaine… pensa-t-il, les lèvres étirées d’un sourire ironique. Toujours prompte à chercher un coupable. Plus expéditif qu’une enquête, moins coûteux qu’un procès.
Son cheval piaffa. Eldrin l’apaisa d’un geste et contempla la scène comme une fresque grotesque : un rôdeur farouche, sa monstrueuse grenouille, une vieille femme tremblante… et cette marée d’hommes, ivres de colère. L’animal croassa si fort que certains reculèrent. Eldrin arqua un sourcil amusé.
Le jour où une grenouille sauva une soi-disant sorcière… voilà qui fera le délice des chroniqueurs.
L’elfe, lui, invoquait une divinité sylvestre comme un bouclier fragile. Eldrin se surprit à l’admirer : voilà une foi vécue, non écrite. Mais la foule, aveugle, désignait déjà la bête comme preuve du mal. Comme toujours, la peur transformait tout en sorcellerie.
Puis, Cassiopée fit avancer sa monture et, contre toute attente, éleva la voix. Eldrin en resta un instant figé. Elle, si timide d’ordinaire, lançait à la foule des phrases pleines d’assurance, presque impériales, comme portée par une autorité qu’elle semblait à peine assumer elle-même:
— Nous sommes la délégation des mages de l’Ordre, invités du comte de Cormaeryn !
Un silence tranchant s’abattit. Eldrin sentit une bouffée d’orgueil. Voilà une scène digne des chroniques : Cassiopée Talitha, justicière improvisée, tremblante mais impériale.
Il grava mentalement chaque détail : ses mains crispées sur la bride, l’acidité glaciale des mots de Vilrena , la vieille femme qui n’avait que sa vérité pour se défendre. Car un jour, tout cela serait lignes d’encre dans son grimoire.
Puis montèrent les cris des mères : trois noms, trois supplications jetées dans la nuit comme des malédictions — Amandine, Élizabeth, Sarah. Voilà ce que les érudits appelaient une preuve vivante. Non pas des arguments, non pas des runes gravées, mais la souffrance brute, irréfutable, de ceux à qui on a arraché leur chair.
La vieille femme parla enfin. Pas une sorcière, mais une simple herboriste. Ses yeux tremblaient, mais brillaient de l’orgueil des innocents. Eldrin soutint ce regard, et sut pourquoi il avait quitté les bibliothèques : pour être là, quand l’histoire s’écrivait avec du sang et des larmes.
Alors il fit avancer son cheval, manteau ruisselant, et sa voix s’éleva, grave, posée, tranchante comme un verdict :
Mesdames. Messieurs. L’Histoire a la mémoire longue. Elle n’oublie jamais vos erreurs. Elle se repaît de vos bûchers et de vos cris.
Son regard glissa de visage en visage, implacable.
Croyez-vous vraiment qu’en brûlant une vieille femme vous protégerez vos filles ? Que la peur est une arme ? Que les flammes effacent le deuil ?
Il posa une main sur le pommeau de son épée, comme on prête serment.
Il existe d’autres armes : l’écoute, le savoir, la vérité. Ce soir, vous avez un choix. Répéter les folies des siècles passés… ou ouvrir une page de justice véritable.
Il pointa la guérisseuse d’un geste soudain :
Et que dira votre conscience, si vous la brûlez et qu’une autre de vos filles disparaît demain ? Qui lui rendra justice ?
Un sourire presque insolent fendit son visage.
- Alors ? Parlons-nous comme des gens civilisés… ou la foule choisira-t-elle, encore une fois, la folie plutôt que la raison ?
Edition
29/08/2025
18h27 par
fenryll
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