Binsabîl
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Binsabîl était de mauvaise humeur, alors que la caravane progressait sur les sentiers secrets de la route noire.
Du moins, autant qu'il pouvait être affecté par un tel sentiment. Comme tous les couvreurs-de-dunes, il avait le tempérament stoïque et l'air aguerri des grands voyageurs que rien ne surprend plus. Mais il n'aimait pas sortir de sa terre natale, et il n'aimait pas beaucoup les Zenthils. Et le voilà loin de son désert et de sa tribu, en compagnie d'un groupe de Zenthils.
Nonobstant son malaise intérieur, Binsabîl suivait la marche, c'était un professionnel et il y avait en outre des enjeux plus grands que son confort mental ou les quelques pièces d'or de son salaire de garde, couverture jugée adéquate pour la circonstance. Alors il se contenait et affichait le visage fermé qu'il porte en permanence, presque renfrogné pour ceux qui ne connaissaient pas ce bédouin de l'Anauroch.
À la différence que cette fois-ci, derrière sa façade sévère de mauvaise humeur habituelle, il était un peu de mauvaise humeur réellement.
Il se pencha vers son cheval pour lui flatter le col. Sa fidèle monture était désormais la seule compatriote parmi cette troupe étrangère, le seul compagnon avec qui partager le mal du pays. À moins de compter aussi Coupe-siffleuse, car l'arme offerte par la dame-songe n'était pas une simple rapière, elle avait sa propre personnalité, espiègle et moqueuse, qui d'ailleurs aurait pu faire penser à la vieille shaman.
Binsabîl se rappela avec une pointe de nostalgie la dame-songe de sa tribu, le visage et les bras bardés de tatouages, et toujours marmonnant d'incompréhensibles psalmodies comme si sa tête débordait des discours permanents qui lui tombaient dessus, elle entendait les esprits.
Parfois, elle était prise d'éclats de rire qui pouvaient durer plusieurs jours, parfois des crises de folie, parfois elle devenait colérique et pestait méchamment, eructant des trombes d'insultes à faire pâlir le plus grivois des charretiers. Mais personne parmi les couvreurs-de-dunes ne lui reprochait ses extravagances, un peu par crainte superstitieuse, mais surtout par déférence. Plus d'une fois elle avait sauvé toute la tribu avec ses prédictions improbables, prévenant l'arrivée d'une tempête de sable ou indiquant, pendant une pénurie, la position d'un puits oublié et recouvert depuis longtemps.
Elle avait appelé Binsabîl avant même que les anciens n'informent le guerrier de sa nouvelle mission, mission d'importance, mission secrète, mission double mais déjà connue de la dame-songe, évidemment. Elle lui avait alors offert Coupe-siffleuse sans rien lui en dire, les explications et les arguments n'ont pas de valeur dans son univers, et de toutes manières les cadeaux de la dame-songe, comme ses invitations, ne souffrent aucun refus.
Depuis, ils avaient tacitement convenu, lui et sa rapière parlante, qu'elle garderait le silence devant les inconnus aux réactions incertaines. Sans doute aurait-elle son rôle à jouer dans les événements à venir dont Binsabîl, contrairement à la voyante, ne saisissait pas encore bien toutes les imbrications.
Que ce Cormaeryn et l'objet qu'il convoite puissent être un soutien quelconque, ou qu'il s'agisse de se faire bien voir des rois de ce pays et de leur magiciens, de toutes manières il était exclu pour le bédouin de revenir bredouille vers sa tribu en ces temps de périls. Et s'il n'accordait aucune confiance au Zenthils, il avait foi en Shaundakul et aux visions de la dame-songe. Pas question non plus de décevoir le patriarche et les anciens, Binsabîl s'était juré de ne pas remettre un pied dans le pays avant d'avoir trouvé de quoi alimenter la résistance naissante contre l'empire de l'ombre des shadowvars.
Bientôt une lune entière qu'il déambulait dans un paysage de verdure, de forêts, de lacs et de rivières, et le guerrier se rappelait encore sa première rencontre avec le marchand Zenthil, au Saiyaddar, dans la tente de palabre. Dès qu'il se fut assis aux côtés du chef, il avait ressenti pour l'intrus une méfiance qui était restée tenace par la suite. Et malgré les informations séduisantes qu'il prétendait avoir, en eut-il reçu l'ordre, il se serait avec plaisir occupé de réduire au silence le sorcier malfaiteur.
Mais loin de lui l'intention de faire quoique ce fut qui aurait pu nuire à la négociation du patriarche, pas même un hochement de sourcil, et il n'aurait pas non plus osé prendre la parole avant que l'on s'adresse à lui directement.
Et puis, même s'il n'avait pas encore la tempérance et la sagesse des anciens du clan, Binsabîl avait appris déjà que le commerce pouvait être profitable même sans affinités, et il savait surtout que les circonstances du moment exigeraient des rapprochements au delà de ses sympathies naturelles...
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